Le promeneur remonte la rue Madon d’un pas alerte. Non loin, court un petit ruisseau, le Jarret, que les premiers jours de juillet n'ont pas encore complètement asséché. La demie de 17 heures vient de sonner aux cloches de Saint Michel. Notre promeneur sourit dans sa fine moustache, c’est l’heure idéale pour débarquer chez son vieil ami, l’heure du pastis. Et il sait que Thérèse apportera sur une délicate assiette de porcelaine de Limoges, les délicieux petits feuilletés à la tapenade dont il fait ses délices. Il longe en frémissant d’anticipation le mur de pierres, et, sans se soucier de la chaînette qui pend comme une invitation à sonner, il pousse le portillon de fer forgé qui s’ouvre dans un cri silencieux. Il le referme précautionneusement et fait quelques pas avant de s’immobiliser. Devant lui se dresse une belle bâtisse blanche au toit de tuiles brunes et rondes, qui tient tout à la fois de la bastide et de la maison de ville. Ses volets mauves soulignés par une glycine luxuriante donnent son nom à la maison : Villa Mauve.
Il transpire un peu sous son chapeau notre brave visiteur, et hâte le pas à l’ombre du grand pin parasol qui se déploie le long du mur de pierre. Il contourne la maison, et ne s’intéresse guère au jardin où poussent dans un fouillis très organisé d’odorants buissons de thyms, de romarins, de lavande, un olivier au tronc tortueux, et des figuiers porteurs de fruits encore verts. Il avance d’un pas décidé vers la maisonnette qui, au bout de l’allée de gravier, déroule sa façade éblouissante au soleil d’été. Un Laurier explose en milliers de fleurs roses à la gauche de la porte qui est grande ouverte, laissant autant entrer la chaleur que la lumière dans l'unique pièce de la maison. Spacieuse et claire, elle révèle à l'oeil aiguisé de notre visiteur un capharnaüm assez indescriptible, mais tout à fait charmant, fait de chevalets, de vieux bahuts provençaux qui croulent sous toutes sortes de croquis, gribouillis, esquisses et autres brouillons. Sur les murs blancs de chaux, les toiles achevées se disputent aux études moins abouties. De vieux tapis persans ornent un sol de petites tommettes octogonales grenat. Ça et là, un peu au hasard à vrai dire, sont disposés des chaises provençales au cannage raffiné recouvert de coussins d’indienne, un fauteuil Louis XIV recouvert d'une tapisserie aux gros motifs floraux, ainsi que quelques crapauds de velours ponceau à la passementerie frangée. S’y prélassent chats et chiens que rien ne semble troubler.
Notre visiteur, qui a fait quelques pas dans l’atelier, toussote en retenant un rire. Assis à son bureau, le nez chaussé d’énormes bésicles, la tête couverte d’un extravagant bonnet de doge vénitien, absolument superflu en cette saison, le torse moulé dans un gilet de velours anthracite que son étonnante barbe neigeuse ne laisse guère entrevoir, une pipe éteinte au coin des lèvres, travaille Auguste VIMAR.
Il relève la tête, ôte ses bésicles de son nez et sa pipe de ses lèvres serrées et s’exclame dans un sourire qui illumine son regard clair : « Mon bon José* ! ». L’homme se lève, les doigts tâchés par le fusain dont il croquait l’un ou l’autre de ses animaux endormis. Il est grand, solidement bâti, bien plus souple et dynamique que ne pourrait le faire croire sa belle barbe blanche ! Auguste est négociant. En vin. Et c'est de famille. Son frère Louis, né en 1856, oeuvre aussi dans le vin et la liqueur. Mais ça, c’est un passe-temps. Ce qui l’occupe et le captive, c’est la peinture. Dans sa jeunesse, il avait appris a dessiné auprès de Raphaël PONSON, peintre marseillais de grand talent, mort en 1904, à presque 70 ans. Le bel âge. Contrairement à son maître, qui excellait autant dans la peinture de paysage, provençaux, mais pas que, et dans la réalisation de somptueux décors de théâtre et d’opéra, lui, Auguste, ne peint que des animaux. Il a une passion totale et absolue pour le monde animal. Il les aime tellement que son trait précis et nerveux parvient à leur donner des mimiques humaines ! Étonnant ! C'est tout l'art d'Auguste ça ! Des aquarelles, des huiles, du fusain, de la pierre noire, de la graphite, il peint dessine, en noir, en couleurs…
C’est un brave gars Auguste, sans prétention, placide. Un véritable érudit, d’une intelligence fine, il déborde d’un humour qui transparait dans tant de ses dessins que dans ses sculptures. Regardez la Ruade ! Qui aurait pensé à ciseler une scène aussi cocasse et burlesque ? Il dessine pour le Figaro Illustré, mais aussi pour Mon Journal, Rire, Soleil du dimanche, autant d'hebdomadaires au succès national ! Il ne se contente pas de cela. Chez les plus grands éditeurs parisiens, Delagrave, Mame, Laurens, Fleury, il illustre 22 albums pour enfants. Parfois même, il s'essaie à la plume et aux crayons, comme avec Boy de Marius Bouillabès, ou son drolatique Poule à Poil, qui sont de vrais succès d'édition. D’un trait net et incisif il trace toutes sortes d’affiches, et réalise, en plus de ses tableaux, de délicieux tableautins à destination des plus jeunes. Toujours de belle humeur, doué d’une verve étincelante mise en valeur pas un accent qui chante le soleil et les cigales, Auguste, n’a jamais pris la grosse tête, que son succès parisien aurait pourtant pu lui donner ! Modeste et sans prétention, il avance paisiblement dans la vie, et n’aime rien tant que travailler dans le silence de son atelier, entouré de ses chats et chiens.
Il n’y a pas si longtemps que ça, c'était au tournant de ce siècle, alors qu’il était à l’apogée de son art, son ami Jean-Léon GÉRÔME peintre orientaliste et sculpteur – que son âme repose en paix, car il est mort il y a peu le 10 janvier 1904 à l’âge plus qu’honorable de 80 ans – l’enjoignait de se lancer dans la sculpture. Notre Gusson, comme nous autres ses amis aimons à l’appeler, avait un peu trainé des doigts, puis s’était lancé. En 1901, il nous présente un tordant philosophe, sous la forme d’un âne couché ! Autant pour la philosophie !
En 1902, il cisèle un Cheval échappé, puis un Âne qui brait, un presse-papier à qui il a donné la forme de ses chiens préférés, un Cheval au trot, quelques petites statuettes délirantes et, en 1906, cette incroyable Ruade, véritable prouesse technique tant pour le sculpteur que pour le fondeur ! Mais la réputation de la maison SIOT-DECAUVILLE qui n’est pas à faire, s'en est parfaitement acquitté. Cela vous surprendrait-il si je vous disais que ses trop rares bronzes révèlent une force et un rare talent ? Et comme il avait de l’esprit jusqu’au bout de son ébauchoir, ses sculptures rencontrèrent le même succès que ses illustrations !
Mais voilà, la vie n'est pas un long fleuve tranquille... Le 31 mars 1910, sa chère Thérèse, qu’il avait épousée un beau jour d’automne 1871, s’éteint, emportant avec elle toute la verve et la bonne humeur de son époux. Privé de la présence de celle qu’il chérissait tant, Auguste ne sait plus comment vivre. Ses fils, Georges, Gaston et Louis étaient là, autour de lui. La famille, les amis aussi. ö combien est douloureusement vrai ce vers d'Alphonse de Lamartine... Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé... La belle constitution d’Auguste, toute sa saine robustesse semblent s’être fondues dans les limbes de l’absence. Il se perd dans le travail, mais il s’épuise, s'essouffle, faiblit. le surmenage le guette. Et il y a sa vue. Sa vue qui ne cesse de baisser. Ses bésicles n’y suffisent plus. Ce qui lui tord l’estomac d’angoisse. Son entrain et son insouciance d’antan ne sont plus là pour le soutenir. Et voilà que la guerre, de lointaine devient brutalement proche. Tour à tour Georges, puis Gaston puis Louis sont envoyés là-bas, au nord, à l’est, dans ces tranchées boueuses où il faut défendre dans le sang et la douleur la liberté de la Patrie… Et il s'amoindrit chaque jour un peu plus notre Gusson. Ses amis de toujours l’entourent. Théophile BERENGIER, moi, José SILBERT, et le cher Raymond ALLÈGRE qui malgré les difficultés de déplacements, est accouru de Paris juste à temps pour fermer sur la vie regard délavé de notre drolatique dessinateur et sculpteur… c’était le 21 août 1916, il avait 65 ans…
Un artiste est mort. Un homme, touchant et attachant n’est plus. Mais il reste son œuvre. Sa fantaisie et son talent perdurent à travers ses peintures, ses illustrations, ses affiches, ses cartes postales, ses sculptures même si ces dernières sont trop rares.
*José SILBERT était né à Aix-en-Provence le 20 janvier 1862, il mourut à Marseille 20 ans après son ami Auguste VIMAR, le 1er juillet 1936, à Marseille. Peintre orientaliste, il est membre de l’Académie de Marseille, et c’est lui qui prononcera en cette académie, l’éloge funèbre d’Auguste VIMAR.
Je remercie José SILBERT, dont l’éloge funèbre qu’il prononça à la mémoire d’Auguste VIMAR, si touchant et vibrant d’une amitié profonde et sincère m’a inspiré cette biographie peu conventionnelle…
commentaires
Laissez votre commentaire